Transsibérien Page 11
 

Le couloir des « platskartny »

Les Russes adorent faire et recevoir des cadeaux, mais il est une règle intangible, dont les Occidentaux n’ont pas forcément conscience : si vous acceptez un cadeau (et il est très difficile de refuser !), la politesse exige que vous en fassiez un en retour un peu plus tard. Cela peut conduire à une situation très embarrassante si vous acceptez un cadeau alors que vous n’avez rien à offrir ou si vous faites un cadeau à une personne dans la même situation. Sans y penser, j’offre deux minuscules tours Eiffel porte-clefs à nos compagnons de voyage. Le soir même, je me retrouve en possession d’une bouteille de vodka !

Plus qu’une heure ou deux avant l’arrivée. Le guide mentionne une troisième classe, « platskartny », qu’il déconseille et que je suis curieux d’examiner. Deux ou trois wagons de cette classe se trouvent en queue du train et je traverse une dernière fois le train dans toute sa longueur. Au passage, une fois de plus, je me fais la réflexion que chaque wagon acquiert une odeur caractéristique, allant de l’aigre à l’épicé, faite de l’odeur des occupants, souvent regroupés par ethnies, de leurs aliments et boissons, de leurs parfums, des odeurs qui imprègnent les tapis du couloir et des compartiments, de l’odeur du tabac qui filtre depuis la « zone fumeurs ». J’arrive au wagon de troisième classe ; il est composé de compartiments à cinq couchettes, quatre comme les nôtres et une cinquième dans le sens de la marche du train, là où se trouve normalement le couloir, lequel est déporté entre cette couchette et les autres. Aucune porte n’isole les compartiments les uns des autres et la promiscuité ne serait sans doute du goût d’aucun touriste. Les personnes présentes me contemplent d’un air peu amène et je ne décide de ne pas m’attarder. Deux enfants jouent par terre dans le couloir, je les contourne et leur offre des tours Eiffel au passage. Dans mon dos, une voix féminine, leur mère sans doute, me crie une phrase que j’interprète comme son incapacité d’offrir quelque chose en retour. Je m’éloigne sans me retourner.

Depuis quelque temps, j’ai remarqué que le train prend régulièrement du retard sur l’horaire ; les périodes de vitesse réduite se multiplient, les arrêts en rase campagne ne sont pas exceptionnels. Quand on pose la question aux responsables de wagon, la réponse est invariablement : « on ne sait pas, c’est bizarre, ça n’arrive jamais ». Des bruits courent : « c’est à cause des mesures de sécurité prises pour la visite officielle du Président Nord-Coréen, qui se déplace en train spécial sur le même itinéraire », ou bien : « le train du Patriarche Alexis est devant nous et vient de s’arrêter à la prochaine gare ». Notre train arrive enfin en gare d’Irkoutsk avec plus de cinq heures de retard ; en début d’après-midi au lieu de l’heure du petit déjeuner. Il fait chaud, il nous faut encore traîner nos lourdes valises au milieu du flot oppressant des voyageurs, descendre et remonter les profonds escaliers du passage souterrain. Un gros camion Coca-Cola est garé juste devant les portes de sortie de la gare, si près qu’il gêne sérieusement l’écoulement de la foule, au point que je le soupçonne d’être un véhicule du KGB maquillé. Mais enfin, nous voilà libres, une nouvelle vie commence !